On se sait bien piètre écrivain et l'on ne tolèrerait pas la médiocrité sur un tel sujet. On préfère donc s'en remettre à la plume talentueuse et sensible de Jean-Claude Carrière (dans sa préface à Au commencement étaient les dieux, Tallandier, 2004) pour dire une part de la vérité de cet homme, disparu il y a un peu plus de six mois et que l'on a profondément aimé. L'essentiel y est...
Prendre pour épouse une femme qui s'appelle Pénélope (et que nous appelions Peny) suppose, évidemment, un certain goût de la patience. L'étude du passé n'est peut-être qu'une tapisserie qui se défait sans cesse, une suite d'accrocs, de raccomodages, de soudaines fulgurances, de repentirs, de déceptions.
Pour ce travail, il faut aussi de la confiance, peut-être même de la foi, il faut parier sans cesse que le passé peut être connu, qu'il est là pour ça, qu'il nous a laissé des indices. A son insu, la plupart du temps, comme nous en laissons pour ceux qui nous suivront.
Heureux ces dimanches où, avec Annie et Abraham Segal, avec l'historienne et sinologue Nahal Tajadod, nous partions en voiture pour Gif-sur-Yvette, où les Bottéro nous attendaient tout sourire et les bras ouverts. Abraham et Annie apportaient les fromages, je me chargeais des vins. Nous rencontrions souvent là-bas, outre Peny et les enfants, quelque savant ou savante de passage, nous parlions de tout et de rien, du monde d'hier et d'aujourd'hui, qui étrangement, pour un dimanche, n'en faisaient qu'un.
Et surtout : Jean Bottéro faisait la cuisine. Non pas la cuisine mésopotamienne, qu'il a révélée à nos contemporains, mais une cuisine bien de chez nous, à base de cassoulet, de gigot, d'aïoli : menu annoncé à l'avance, des semaines plus tôt, et pour lequel j'avais choisi les vins.
Il fallait le voir à ses fourneaux, un tablier fleuri autour des reins, inquiet comme tous les gourmets qui décident de se mettre à l'épreuve, maniaque sur les rituels, pessimiste sur la cuisson, précis sur le moment de prendre place à table, sceptique avec les compliments et portant le vin à son nez, puis à ses lèvres, avec un ravissement qui ressemblait à de la béatitude, à un contact indiscutable avec le sacré.
Nous commencions à parler un peu plus tard. Jean évoquait quelque lecture, les dernières fouilles, il s'alarmait des guerres au Moyen-Orient, où les morts ont autant à souffrir que les vivants, il décochait une flèche douce-amère à Freud, il racontait une blague, il célébrait allègrement Toto, le comique italien - lequel descendait, il est vrai, de la famille impériale byzantine.
Ce que j'aime en lui, c'est que le vivant ne se sépare pas des morts. Les uns appellent l'autre. Tout se touche, tout se rejoint. Jean est le contraire d'un scientifique desséché analysant de la poussière obscure. Avec les hommes et les femmes d'autrefois, et particulièrement avec les habitants de cette Mésopotamie qu'il a tant contribué à nous faire connaître, il a un rapport direct, immédiat, une relation de voisin à voisin. On a toujours l'impression, à Gif-sur-Yvette, qu'ils vont pousser la porte et entrer.
Comme on va le voir dans les pages qui suivent, Jean a connu intimement les prostituées de Babylone, il raconte comment elles faisaient l'amour (assez bien, semble-t-il, mais avec une lacune qu'il tient à signaler), il a très bien connu Gilgamesh, il a pleuré la mort d'Enkidu, il a assisté (et peut-être participé) à la rédaction de la stèle d'Hammourabi, qu'il connaît par cœur, il sait comment on cuisinait, on jardinait, on commerçait, pourquoi on mélangeait le miel avec du sel, comment on fabriquait du vin dans un pays de bière.
Et ainsi de suite. Il connaît même les sentiments, les secrets, les souffrances de ces cœurs anciens, il a retrouvé des tristesses, des questions sans réponse, que quelque fois nous nous posons encore - sur l'existence du mal et du crime dans ce monde que nous aimerions sans reproche. Il a suivi le chemin de Dieu, tracé lentement par les hommes, et il nous entraîne à ses côtés, de Sumer à Jérusalem, en passant par Ur et l'Egypte.
Intarissable, après des années de déchiffrage de ces immenses bibliothèques d'argile ( les livres, alors, étaient faits d'argile, comme les hommes), de ces milliers de tablettes portant des caractères que nous avons nommés cunéiformes, de lettres, de noms, de phrases qui nous attendaient en silence depuis des millénaires pour nous parler enfin de nos commencements, de la plus vieille civilisation connue.
Jean Bottéro est un vivant, un très bon vivant. Il est aussi un scientifique, formé à certaines méthodes, et un homme d'idées. Derrière cette résurrection d'un monde, précise et par moments miraculeuse, il nous rappelle à chaque instant que nous devons nous méfier de toutes choses, même de nos pensées, même de l'histoire, surtout quand elle fait entrer en scène des nationalismes brutaux, qui cherchent leur source, et la raison de leur suprématie, dans une ancienneté légendaire.
Il nous dit aussi que les empires mésopotamiens ont exercé une vive influence tout autour d'eux, sur les Sémites (le premier récit du Déluge n'est pas biblique, il est sumérien), sur les Grecs (par un souci d'approche curieuse et d'observation précise de la nature), sur toute une partie du monde où ils ont généralisé l'emploi quotidien de l'écriture, et même sur l'Inde, qui semble avoir été séduite par une astrologie venue de l'ouest.
Dans cette étonnante série de textes dont la lecture est inséparable, pour moi, de la voix de Jean, de sa rondeur, de sa verve, de sa joie, on peut sentir à chaque instant comment le monde s'offre d'abord à notre égard, puis à notre pensée, comment celle-ci s'en saisit, l'étudie, l'analyse, le compare, élargissant sans cesse ce trésor que nous appelons le savoir.
On peut voir aussi, quelquefois, comme dans un dimanche à Gif-sur-Yvette, comment la vie, par la grâce d'un individu, peut réunir ce que les siècles avaient jusque là séparé.
Jean-Claude Carrière
Liens : Jean Bottéro est mort
L'hommage de Philippe-Jean Catinchi dans Le Monde daté du 26 décembre 2007
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