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Kouchner, le boomerang bien-aimé
par Alain DUHAMEL
(Libération, mercredi 23 mai 2007)
François Hollande est furieux et a sèchement exclu Bernard Kouchner du Parti socialiste. Le premier secrétaire a bien raison, car l'entrée de l'un des fondateurs de Médecins sans frontières et de Médecins du monde dans le gouvernement de François Fillon est ce qui pouvait arriver de pire à la gauche dans ce registre-là. Bernard Kouchner n'est en effet pas seulement depuis des années l'une des figures les plus populaires du PS – le baromètre Ipsos-Le Point de cette semaine le classe même en tête de toutes les personnalités politiques – , il en est surtout l'une des plus originales, des plus modernes et, hors de France, de loin la plus prestigieuse. Le French doctor, animal politique complètement atypique, incarne une forme de générosité, d'engagement, d'intrépidité antitotalitaire profondément novatrice. De la médecine humanitaire à la défense (sur le terrain) des droits de l'homme, de l'ingérence humanitaire dont il a été le pionnier et le symbole à l'administration du Kosovo pour le compte des Nations unies, il a représenté une certaine idée de la gauche postmarxiste, un objet politique sans doute mal identifié mais aussi respectable que téméraire. On a beaucoup raillé son statut de star, ses écharpes blanches, le sac de riz, les projecteurs, les paillettes, sa séduction à la Redford, son incapacité à se faire élire. Ceux qui l'ont fait ont rarement pris autant de risques que lui sur tous les théâtres des guerres et ont tout aussi rarement manifesté pareilles qualités contradictoires dans des fonctions d'autorité au gouvernement (dix ans) comme en transgressant tous les usages diplomatiques pour la bonne cause. Nicolas Sarkozy a réussi là une prise de taille.
Qu'il y ait en l'occurrence, de la part du président de la République, de la manoeuvre à côté de la conviction, c'est l'évidence. D'ailleurs le nouveau chef de l'Etat avait envisagé de nommer au même poste Hubert Védrine, remarquable cerveau mais l'anti-Kouchner par excellence. Sarkozy voulait pouvoir agiter un drapeau de gauche éclatant, le plus visible possible, en France comme hors de France, dans les grandes occasions (Kouchner) comme dans la vie gouvernementale quotidienne (Jouyet, Hirsch). Sa seule erreur a été d'y ajouter Eric Besson, dont il aurait dû faire quelque chose comme un sous-gouverneur du Crédit foncier. Pour l'essentiel, Bernard Kouchner lui permet d'atteindre son objectif.
L'intéressé n'étant pas candide, devait-il refuser de franchir le partage des eaux ? S'il avait été l'un des hiérarques du PS, sans aucun doute. Electron libre, totalement autodéterminé, allergique aux appareils, inadapté aux circonscriptions, inventeur de son propre rôle et explorateur de son propre terrain, pourquoi pas ? La politique étrangère est largement bipartisane, comme l'ont démontré régulièrement les trois cohabitations. Bernard Kouchner, qui aurait fait un haut-commissaire aux réfugiés idéal s'il avait été désigné par l'ingrate ONU, a toujours rêvé d'être ministre des Affaires étrangères. Européen dans l'âme, autant qu'un Daniel Cohn-Bendit ou qu'un François Bayrou, il prend ses fonctions à un moment où l'Union des Vingt-Sept est enlisée, où la France (largement à l'origine de cet embourbement) va avoir un rôle déterminant à jouer avec un nouveau président piaffant, ruant et galopant, et alors que se profile au deuxième semestre 2008 une présidence française décisive. Si une fenêtre d'espérance s'entrebâille sur ce sujet cardinal qui commande tous les autres, c'est aujourd'hui. Bernard Kouchner devait-il, pour des questions de dossard qu'il n'a jamais voulu s'accrocher réellement sur le dos, laisser passer cette occasion ?
En fait, la réponse dépendra avant tout de son verbe et de ses actes. Bernard Kouchner a l'opportunité d'être à Nicolas Sarkozy ce que Joschka Fischer a été à Gerhard Schröder : un lieutenant incontrôlable, un transgresseur talentueux, un défricheur intempestif, un boomerang bien-aimé. C'est un rôle qu'il a déjà tenu dix fois lorsque la gauche était au pouvoir, entraînant Danielle Mitterrand dans une aventure kurde qui a fait s'étrangler le Quai d'Orsay, propulsant (malgré les risques inouïs) François Mitterrand à Sarajevo, inspirant son célèbre discours aux Nations unies sur l'ingérence (le Quai a pris le grand deuil) ou encore, plus près de nous, bataillant contre les 35 heures à l'hôpital ou soutenant la réforme des retraites au grand courroux du PS. En chacune de ces occasions, Bernard Kouchner a choqué, pris date et rendu service en boomerang de son propre camp – affaire de courage et d'indépendance. Les Français lui en ont su gré, qui ont jusqu'ici accepté de lui des écarts qu'ils auraient reprochés à un autre et, mieux, qui lui en ont de la reconnaissance. La question est maintenant de savoir si Bernard Kouchner appliquera la même médecine à Nicolas Sarkozy. Les deux hommes ont en politique étrangère quelques points de divergence (la Turquie, l'Afghanistan) et beaucoup de sujets d'accord, du Proche-Orient et de l'Afrique à la Russie et aux Etats-Unis : autant de thèmes qui froissent l'orthodoxie diplomatique. Bernard Kouchner saura-t-il, pourra-t-il, voudra-t-il exprimer la politique étrangère de la France en Joschka Fischer plutôt qu'en M. de Norpois ? Osera-t-il rechuter sporadiquement en transgressant délibérément ? Aura-t-il la marge politique suffisante avec un président omniprésent ? Prendra-t-il des distances sur d'autres terrains que la diplomatie lorsqu'il sera choqué, ce qui ne manquera pas d'arriver ? S'il demeure ce qu'il a toujours été malgré des conditions si différentes, alors son pari sera gagné. Sinon, tant pis.
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